TEXTES

405 ARRÊT DE MORT

Une brèche s’ouvrait lorsque l'un de mes potes obtenait un travail. C’est grâce à l'une de ces brèches que j'ai été facteur pendant près d'un an à Grenoble centre, dans le secteur 4, tournée 405, à mon retour de Montréal. Un rythme de 6 jours sur 7 dans les quartiers populaires et en gentrification de l’Aigle et de Saint-Bruno, dans le sud, à dos d’une monture électrique et de ses trois sacoches.

On pointait à 6h15 à l'arrière du bureau de poste, par une porte grise envahie de traces laissées par le va-et-vient incessant des vélos épuisés des tournées quotidiennes. C’est planté sur nos tabourets de la zone 4 qu'on triait mécaniquement parmi les centaines de casiers des cinq bureaux métalliques, les milliers de courriers, lettres et publicités minutieusement ligaturés par de gros élastiques en caoutchouc.

On reconnaît un facteur par des marques rouges aux poignets sans poils. Des entassements de papiers démêlés constituaient des rues, des immeubles, des habitations, puis des humains en attente d’expéditeurs.  La retraitée qui patientait tous les matins à 8h25’ devant cette banque avec des viennoiseries, la coiffeuse de Jean-Louis David pendant un brushing, les frères carrossiers au milieu des épaves, Laurie du club libertin "Les Dunes" qui récurait le jacuzzi vide et Yvette, la veuve presque centenaire du 12ème étage. Des rencontres qui devenaient une chaîne de mouvements, ma chorégraphie quotidienne : pédaler, se désarçonner en route et activer la béquille avant, enfoncer la porte avec la clé PTT, gaver les boîtes aveuglément, faire signer ces maudits recommandés, repartir et recommencer jusqu'à l’abattage du stock. La routine que certains effectuent toute une vie, où l’on devient non pas par choix mais par nécessité, un personnage public pour les habitants du quartier et un fantôme pour les autres.

Denis me convoque dans son bureau après ma tournée quotidienne, à l’étage dans les bureaux de l’administration. Apparemment, on est content de mon travail ; je suis efficace, méthodique, ordonné et j’ai un bon sens du relationnel. Il est enthousiaste : j’ai toutes les qualités nécessaires pour devenir le facteur référent de la tournée 405 à la fin de mon troisième CDD qui pourrait se transformer en CDI. Indéterminé, cet adjectif scelle un avenir qui ne m’appartient pas; il bouscule mes projections vers autre chose, une autre ville, l’opportunité d’une nouvelle brèche à explorer.

Lorsque je rentre à Grenoble, je reconnais mes anciens collègues toujours en tournée, qui tracent leurs routes programmées. Je connais le nom de leur chat et de leur tortue, la couleur de leur voiture, leur destination de vacances et, pour certains, ce qu’ils auraient voulu être. Pour eux, je ne suis qu’un prénom qui était de passage, je suis l’un de leurs fantômes.



LA TÂCHE

Les jardins des maisons où j'ai grandi étaient envahis par les piscines. De petites taches bleues dans des aplats de vert qu'on pouvait discerner depuis le mont Saint-Eynard. Pour fuir la canicule pendant les vacances d'été, j'allais dans l'une d'entre elles, chez les parents de mes amis, chez des propriétaires absents ou à la piscine municipale quand elle était ouverte.

Un jour, mes parents ont eux aussi voulu avoir une tache dans notre jardin. On s’était rendu un week-end à Alpexpo pour la foire de Grenoble, un gigantesque showroom où des exposants présentaient leurs produits et services pour aider les familles moyennes à réaliser leur projet. Un hangar quadrillé de centaines de maigres cloisons en mélaminé, au milieu desquelles nous attendait un stand de piscines. Elles sont un confort non négligeable ici. Des espaces "qui font bien" pour résister ou non, à la chaleur étouffante de l'été, mais aussi des endroits trop bruyants pour les voisins en journée et trop calmes pour le gibier égaré la nuit qui finit noyé. Un jeune commercial gominé en costard bleu marine avait captivé l'attention de mes parents sur cet investissement à long terme : le type de piscine, le liner, le traitement de l'eau au sel ou au chlore, les équipements d'entretien nécessaires et même l'aménagement de la terrasse.

En contrebas de la maison, j'avais aidé mon père à délimiter au sol la projection de plans 3D du futur emplacement de notre piscine, pendant que celle du village fermait définitivement pour des problèmes de vétusté. Je me projetais dans cette forme géométrique orange d'une vingtaine de mètres carrés qui s’évaporait au fil des saisons ; la pluie et l'herbe avaient laissé seuls quatre piquets rouillés.




PIERRE

La maison de mon oncle fut construite en même temps que la nôtre en 1994, juste en face, à quelques dizaines de mètres. Elles étaient presque symétriques, tant dans la superficie et le nombre de pièces, que dans l’exposition plein sud, face aux montagnes de la chaîne de Belledonne.

Quand je sortais de chez moi, je voyais la maison de Pierre, paralysée dans sa construction. Elle avait accueilli l’érosion du temps : les crachats des pluies avaient rendu les vitres opaques et recouvert le toit de lichen; de vastes ronces envahissaient la terrasse en béton; les nombreux outils et matériaux de construction périssaient à l’extérieur; la grande bâche perforée qui obstruait le garage était devenue un lieu de passage pour les chats du hameau; et d’énormes blocs de roche entassés vers le parking servaient de refuge aux bestioles.
Les dimanches, depuis la fenêtre de la cuisine, j'apercevais Pierre dans son jardin en pente, vêtu de chaussures bateau trouées, d’un jogging gris dégueulasse, d’une polaire bleue trop grande et d’une cigarette au bec. Avec un sécateur télescopique, il taillait la haie de lauriers qui séparait sa maison de celle de ses parents et coupait les branches des quatre sapins qui empiétaient sur le chemin menant à nos maisons. Son grand corps se courbait vers le sol pendant des heures lorsqu’il dégageait puis triait dans des seaux jaunes, à la main, les graviers éjectés par nos voitures dans l’herbe du talus et les branches mortes tombées en bas des arbres.

Je discernais l’intérieur de sa maison et ses travaux enrayés lorsque je rendais visite à mes grands-parents. L’échafaudage du salon supportait le poids des pots de peinture blanche, les plaques de placo encombraient les couloirs, les pots de Ricoré disséminés dans les pièces étaient garnis de quincaillerie, les meubles de famille étaient couverts de draps blafards, et la tuyauterie poussiéreuse attendait d’être mise en service.
C’est une fois arrivé chez mes grands-parents maternels que je vois parfois Pierre, qui habite encore chez eux, dans sa chambre de toujours. Une chambre d’une dizaine de mètres carrés où, quand la porte est entrouverte, je peux discerner son univers. Au centre, des centaines de journaux forment des tours de papier parfaitement empilées ; près du radiateur, des sacs de croquettes entrouverts attendent le retour de notre chienne ; des cendriers saturés de Marlboro rouge ont jauni le papier peint qui encercle le lit “une personne” ; et un maigre bureau proche de la fenêtre condense des livres d’histoire. C’est par cette même fenêtre que Pierre, tous les matins, contemple sa maison.




LE CONGÉL  

Dans le jardin, au détour d'un virage, le soleil décolore le château en plastique. Avec Victor, du haut de la forteresse, on guette Brigitte dans sa cuisine qui, comme tous les mercredis matins, épluche au couteau des kilos de patates sur un torchon, avec un pansement sur son pouce droit. On fait des batailles de noix tombées par terre et on cherche les voitures jaunes qui empruntent la départementale en attendant son mari pour déjeuner. La friteuse s’impatiente devant l’entrée de la maison. Gilbert travaille depuis longtemps à la mairie du village comme agent d’entretien ; il balaye les trottoirs, vide les poubelles, s’occupe des espaces verts et, pendant son temps libre, bourlingue avec des potes chasseurs dans la Chartreuse. On sait que l’on va bientôt pouvoir déjeuner lorsque Brigitte sort de sa cuisine pour aller dans le garage et en ressort avec un torchon blanc taché de sang. Elle nous fait signe de rentrer lorsqu’elle reconnaît le bruit de la camionnette blanche qui arrive. Un saladier plein de frites crues est posé sur la desserte, à côté du sel et des bidons d’huiles végétales. Ces mêmes bidons jaunâtres qui remplissaient le caddie d’un ami de mon père, puis du réservoir de sa voiture.

Victor est assis en face sur l’une des chaises en paille, le beurre fond sur les deux poêles de la gazinière, la friteuse recouvre de buée la vitre de la porte d’entrée, et Gilbert rentre s’asseoir au bout de la table. Par-dessus un débardeur blanc, des bretelles maintiennent un pantalon de travail, sa moustache frétille d’appétit. Il sort un couteau de l’étui de sa ceinture en cuir et se sert un verre de La Villageoise dans un ancien pot de moutarde. Le journal régional de France 3 se superpose au bruit de cuisson. Une baguette de pain, un saladier de frites molles et dorées, quatre morceaux de viande, quatre liégeois au chocolat. Le sanglier fait mal aux mâchoires d’enfant, il sent la basse terre des forêts qu’il retourne : les glands, les noix, les racines, les insectes, les vers de terre et les animaux morts. On n’en attrape au mieux qu’un ou deux par saison ; mais aucun des chasseurs n’a réussi à en abattre un dans notre jardin les soirs d’automne.

Quand je remonte de la ville, je passe devant le virage de chez Brigitte et Gilbert. Une ruine en plastique derrière la maison a cédé la place à d’autres jeux qui ont retrouvé des couleurs, le noyer laisse toujours tomber des munitions dans le jardin et l’odeur de cette cuisine et ses déjeuners survient jusque dans ma bouche. Un jour, on croise avec ma mère Brigitte à Carrefour. Elle garde toujours les enfants du village et, dans son caddie, il y a maintenant des frites et des steaks surgelés.




/PLAYED

/w [joueur] [message] : Permet d'envoyer un message privé au joueur.
/who [nom de la zone] : Affiche la liste des joueurs en ligne dans la zone concernée.

Il est tard dans la nuit. Les volets de la chambre sont ouverts et la lumière de l’écran attire les moustiques pour me piquer. Tout le monde dort dans la maison, sauf les insectes qui bourdonnent dehors. La peau de mon dos colle au similicuir du siège, les bouteilles vides de Pago ACE s’entassent sur le bureau, le plastique des biscuits bourre la poubelle. Les milliers de clics de mon index droit et de mon majeur gauche ont laissé deux marques de crasse sur la souris et la touche « é » du clavier. J’ai 14 ans, je suis pâle, j’ai des poux et ma mère n’a plus de cheveux. J’ai passé une grande partie des nuits d’été assis là, à cliquer.

Ici, ma réputation auprès de cette faction m’a permis d’acquérir une monture rare que je ne peux pas encore dompter. À la chaîne, je tue puis je dépèce des serpents, je mine puis j’extrais les minerais des gisements de roches. Je traque les ressources élémentaires de cette zone verdoyante : les rivières tombent dans le néant, les rochers flottent au-dessus des prés, les cascades s'affaissent des nuages et le ciel devient une éclipse violette le soir. La réplique fantastique de notre monde qui ne dort jamais, où j’espère revendre aux enchères mon butin à l’hôtel des ventes, pour enfin monter sur ce dragon bloqué dans mon sac. Je ne suis pas un artisan, je suis un grossiste. D’après le scan automatique que je viens de faire, le cours des écailles de cobra et d’éternium est bon aujourd’hui. J’attends impatiemment les bénéfices de ma chasse devant une boîte aux lettres.

/w Impëk : tfk t encore réveillé ?

Impëk est un guerrier humain. Il encaisse pour les autres les dégâts des monstres et explore les couches invisibles des continents pendant son temps de repos. Des endroits théoriquement inaccessibles, où l’on s’expose à chaque tentative à la mort ou à une sanction parfois définitive. Des explorations que l’on découvre en vidéo sur Internet et qui sont des légendes de village. Certains aventuriers tentent de percer les parois de ce qu’on ne voit pas : ils sautent et avancent scrupuleusement en même temps, ils utilisent des sorts et des potions aux effets spécifiques et ils élaborent de nouveaux sentiers pour découvrir les limites des territoires pourtant cartographiés. Dans les bases de données des serveurs, le Vieux Forgefer est là, derrière l’une des portes de pixels texturés de la capitale des nains. Une zone inachevée par les développeurs, que l’on sait condamnée de façon indéterminée pour nous joueurs. Impëk part à la recherche de cette incertitude : l’existence de ce qui est, aurait, et pourrait être.

/who Old Ironforge : Impëk | Old Ironforge | 70 | Warrior | 1 Person Found.

La lave coule au sol et le plafond est couvert de diamants. Les rois des montagnes sont sans doute enterrés dans cette profonde chambre, sous la place principale de la ville qui fourmille. On sait sans savoir. Impëk ne s’inquiétait pas de connaître la vérité sur ce lieu : il cherchait à dépasser les barrières terrestres de l’inexploré, de l’inaccompli et de l’inactivité des créateurs. Comme lui, je déambulerai plus tard dans ces espaces en ligne fossilisés, en quête d’empreintes d’une vie autrefois vécue par d’autres utilisateurs. Il se pourrait bien que, tout comme moi, il se soit endormi pour toujours à l’intérieur de ce monde virtuel que nous avons partagé, pour en fouiller de nouveaux, tard dans la nuit.